Stephen Harper a décidé de se mesurer à la juge en chef de la Cour suprême en mettant en doute le bien-fondé d’une démarche qu’il lui attribue et en entretenant un flou sur les faits qui sert son propos et ses intentions. Avec l’impact que tout ça peut avoir, il en est conscient, sur la crédibilité de Beverley McLachlin. Tout est dans ce mot, crédibilité, pour l’un comme pour l’autre. La juge en chef semble l’avoir compris et a servi une suprêmement exceptionnelle réplique par le biais de son adjoint juridique, Owen Rees.
Puisqu’il est question de crédibilité et de droit, je me suis attardé à examiner les déclarations du premier ministre sur les deux décisions récentes qui ont fait mal à son gouvernement, celles sur la nomination avortée de Marc Nadon à la Cour suprême et celle sur sa proposition de réforme du Sénat.
Le jugement sur le Sénat
Dans ce dossier, on se rappelle la réaction de M. Harper le jour du jugement, « un jugement pour le statu quo », c’est maintenant aux provinces d’agir, elles seules peuvent maintenant le faire selon la Cour, etc. Il semblait abdiquer carrément de son rôle et abandonner ses belles intentions. Et ça, au lendemain de la déclaration de son ministre, Pierre Poilièvre, réaffirmant la « détermination du premier ministre » de rendre la Chambre haute plus démocratique et imputable.
Une semaine plus tard, jeudi dernier à Montréal, on a mieux compris le raisonnement de M. Harper. Au-delà de la frustration initiale, il y avait une analyse s’appuyant sur une Loi, celle sur les vetos régionaux, cette loi adoptée par le gouvernement Chrétien dans la panique post-référendaire de 1995-96. Elle superpose à la déjà contraignante procédure d’amendement de la constitution un droit de véto que réclamait le Québec. Cinq régions du pays disposent de ces vétos; le Québec, l’Ontario, la Colombie-Britannique, l’Atlantique et les Prairies.
Donc, jeudi, quand le collègue du Devoir lui a demandé s’il entendait poursuivre ses réformes en consultant les provinces, comme le prescrit le jugement de la Cour suprême ou s’il les abandonnait, M. Harper a rétorqué avec assurance:
« On devrait comprendre toute la situation sur la constitution. La réalité avec la Loi sur des vétos régionaux, euh, le fédéral ne peut pas initier un amendement constitutionnel selon la décision de la Cour suprême. Euhhh, ce sont maintenant les provinces qui ont tout le pouvoir d’initier ça. Comme j’ai dit, si les provinces sont sérieuses sur la réforme du Sénat, j’suis sérieux aussi, nous agirons sur des propositions qui sont des propositions vraiment de la réforme et vraiment démocratiques. Et si les provinces ne sont pas, euh, ne veulent pas réformer le Sénat, je pense que le Sénat non-réformé devrait être aboli. Mais ce sont les provinces qui doivent prendre ces décisions. »
Ah bon… Vérification faite, l’article central de la Loi en question ne dit pas exactement, en fait, pas du tout, que les provinces peuvent seules initier de tels changements. Il dit plutôt ceci:
1. « Un ministre de la Couronne ne peut déposer une motion de résolution autorisant une modification de la Constitution du Canada… que si la majorité des provinces y a préalablement consenti; cette majorité doit comprendre… »
Et suit la description des régions qui ont droit de veto. Il y a certes une contrainte pour le fédéral mais l’article ne dit pas que les provinces sont seules à pouvoir initier des réformes. En fait, c’est le contraire qui était visé par cette loi. En donnant un droit de véto à cinq régions, dont le Québec, la loi visait à l’origine à remplir un engagement envers le Québec et offrir aux provinces une protection CONTRE DES AMENDEMENTS INITIÉS PAR D’AUTRES, DONT OTTAWA!!! A noter que ces vétos ne sont pas constitutionnels, sont moins conséquents selon plusieurs spécialistes qui pensent également que cette loi, ne comportant pas de sanctions, pourrait à la rigueur être ignorée par Ottawa. Le test juridique reste à être fait.
En prime, M. Harper se préoccupe soudainement du rôle des provinces dans ces réformes mais ses propres avocats n’ont pas crû bon d’évoquer cette contrainte de la Loi sur les vétos régionaux dans les deux mémoires soumis à la Cour suprême.
La nomination invalidée de Marc Nadon
Va pour son interprétation du jugement sur le Sénat…la chicane avec la Juge en chef McLachlin maintenant. Le premier ministre Harper essaie-t-il de nous passer un Drainville???
Je parle des consultations qu’il dit avoir mené pour s’assurer de la validité de la nomination du juge Marc Nadon. Précisons au départ qu’exceptionnellement, le communiqué de nomination de Marc Nadon du 30 septembre dernier était accompagné d’un avis juridique de neuf pages de l’ex-juge de la Cour suprême, Ian Binnie. Son ex-collègue Louise Charron et le constitutionnaliste Peter Hogg approuvaient ses conclusions voulant que la nomination soit valide. On connaît la suite.
Or, M. Harper me semble avoir laissé planer la possibilité d’une plus large consultation jeudi dernier à Montréal, auprès de spécialistes du côté du gouvernement:
« …mais on a soulevé la question cette fois-ci et, pour cette raison, j’ai consulté des experts du ministère de la Justice et internes, mais aussi nous avons consulté des experts externes, des anciens juges, des experts constitutionnels et tout le monde, tout le monde était d’accord que la pratique de considérer les juges de la Cour fédérale n’est pas un problème. »
Prenant le premier ministre au mot, j’ai demandé sur Twitter à voir les autres avis juridiques que ceux qui avaient été publiés, ceux de l’intérieur. Son secrétaire de presse m’a invité à aller voir sur le site de M. Harper. Ne perdez pas votre temps, vous n’y trouverez que l’avis Binnie appuyé par Deschamps et Hogg, les anciens juges et un émérite professeur de droit. Du ministère de la Justice ou de l’ »interne », pas de trace. Ne cherchez pas à les obtenir, vous ne serez pas les bienvenus.
Bon, M. Harper parle, il est vrai, d’avoir consulté. Peut-être n’a-t-il fait que ça, consulter, sans demander d’avis formel. Peut-être qu’il n’a obtenu que des opinions, pas des avis, de certains juristes? Sur un aspect seulement? Ça vous rappelle quelque chose?
M. Harper continue de parler de « tout le monde était d’accord » avec lui, incluant un juge minoritaire à la Cour suprême, comme si les six jmajoritaires étaient seuls à se retrouver de l’autre côté de la clôture. Il voudrait mettre en doute les conclusions du jugement tout en disant s’y conformer qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Et ne vous y trompez pas, on en n’a probablement pas fini puisqu’on est à écrire d’autres épisodes à cette saga. La Cour suprême doit maintenant se prononcer sur la validité de peines minimales imposées par le gouvernement Harper et devra probablement aussi le faire sur les compensations à verser par les criminels aux victimes. Sans parler de ce qui arrivera de la future loi qui gérera la prostitution attendue dans les prochaines semaines.
Des heures…que dis-je, des années de plaisir!!!